A PROPOS DE : VIVE LA LIBERTÉ (A bas les versions officielles)

Précisions liminaires que l’on peut passer si l’on sent qu’on ne va pas avoir le temps de lire toute la chronique

Je m’en tiens généralement dans mes chroniques au petit monde de la chanson pour enfants. Mais parfois, entre les lignes, mon propos dépasse de ce cadre. La chronique du jour est un modèle du genre. Les appréciations négatives sont rarissimes dans mes papiers, je préfère toujours partager mes enthousiasmes plutôt que mes agacements ou mes dégoûts. Mais, quand un article s’intitule « Vive la liberté », c’est sans doute que son auteur estime qu’elle a besoin d’être défendue cette belle dame que l’on aime tant. Défendue, d’accord, mais contre qui ?
Il faut, de toute évidence répondre à cette question. Voilà pourquoi aujourd’hui le ton de la chronique sera peut-être un peu plus polémique que d’habitude.

Maintenant, la chronique pour de bon

Les petits enfants quand ils commencent à chanter, ne reproduisent pas à l’identique les mélodies des chansons que l’on veut leur transmettre. Même chose pour les textes. Personne, et c’est tant mieux, n’y trouve à redire. « – C’est normal, à leur âge, c’est difficile. Et puis celle-là est un peu compliquée. »  » Oh, comme il est drôle quand il essaye de chanter au clair de la lune !  »
Mais voilà que progressivement, l’entourage, adultes et parfois mêmes enfants, relève presque systématiquement la variations du jeune chanteur coupable de lèse-mélodie officielle. Le grand cerf se chante comme ça et pas autrement, même chose pour Cadet Rousselle, Meunier tu dors, etc. Bien entendu, ça n’est jamais un drame, personne n’en fait une affaire d’importance (sauf peut-être dans les écoles de musique), mais quand même, c’est mieux si c’est chanter comme il faut. Bien entendu plus la chanson est connue, ou sensée l’être, plus la vigilance est stricte. Qu’elle soit issue du répertoire traditionnelle ou composition originale, nombreux, trop nombreux, sont ceux qui, connaissant ce qu’ils considèrent comme la bonne version, ne peuvent s’empêcher de remettre les délinquants mélodiques sur le droit chemin.
Ils ont bien tort.
D’abord, les chansons traditionnelles – c’est la majorité du répertoire chanté par les enfants – n’ont pas de version « officielle ». Une version plus connue que les autres sans doute (et encore d’une région à l’autre ça n’est pas forcement la même), mais par essence elles sont censées se transformer sans cesse et ainsi avoir plusieurs versions différentes en circulation. En effet, elles ont souvent beaucoup voyagé de bouche à oreille, de bouche à mémoire et du coup bénéficié de la créativité, volontaire ou non, de nombreuses personnes. Certes les enregistrements ont tendance à fixer un peu les mélodies, mais rien n’interdit de penser qu’une heureuse variation puisse encore de nos jours se propager rapidement et être reprise par de nombreux chanteurs donnant ainsi un peu de sang neuf à la chanson. Bonne raison donc pour accueillir avec bienveillance les inventions mélodiques spontanées.

MINIATURES
Pour les chansons qui ont un compositeur identifié, que ce soit « Il pleut, il, pleut bergère » de Fabre d’Églantine (1750-1794), « Colchique dans les prés » de Jacqueline Debatte (une cheftaine scoute) ou la dernière chanson de Steve Waring, il existe bien sûr une version « officielle ». Cela à mon avis ne change pas grand-chose. Pour les plus populaires, elles finissent par être considérées comme faisant partie du répertoire traditionnel et du coup subissent les mêmes transformations. Les compositeurs morts n’en prendront pas ombrage et pour les vivants, s’ils ont deux sous jugeote il se réjouiront : c’est le plus bel hommage que l’on puisse rendre à leur création! (1) D’une façon générale, la présence sur le papier ou enregistrée de la chanson préserve son intégrité, on peut toujours s’y référer. Les variations quand il y en a, prouvent que la chanson est chantée donc appréciée, tant mieux pour elle.
Mais, vous vous en doutez, mon objection principale à l’orthodoxie mélodique systématique est d’un autre ordre.
Si la sécurité routière et l’orthographe, les règles du basket-ball et les tables de multiplication donnent lieu à des contenus d’apprentissages précis (même si les méthodes peuvent varier) les domaines artistiques doivent être avant tout, pour les jeunes enfants, une terre de liberté.
D’abord parce que la liberté, en particulier la liberté d’expression, fait elle aussi l’objet d’un apprentissage. Pour se l’approprier, il faut pouvoir beaucoup l’expérimenter et être régulièrement encouragé à en faire usage. La vie des enfants est saturée d’interdictions, de limites et règles en tout genre. Le dessin, la danse et la musique, chansons en tête, devraient être des sanctuaires au sein desquelles toute transmission d’adulte à enfant se fait sur le mode de la proposition ouverte, celui qui reçoit ayant toute liberté pour s’approprier sans contrainte ce qu’on lui donne.
« La tolérance n’est pas une position contemplative, dispensant des indulgences à ce qui fut ou à ce qui est. C’est une attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à encourager ce qui veut être. » a écrit Claude Lévi-Strauss. Voilà qui s’applique parfaitement à notre sujet du jour. Les adultes doivent, au moins dans le domaine des activités d’expression, encourager et non pas brimer la liberté des enfants.
Cette attitude n’est pas du tout contradictoire avec l’apprentissage des techniques spécifiques à chaque discipline. Mais chaque chose en son temps, d’abord la liberté. – Je vous épargne ici un long développement sur la chronologie, l’ordre priorité et l’articulation entre usage enthousiaste de l’imagination et apprentissage des savoirs. –
Aussi anecdotique que cela puisse paraître, les « erreurs » mélodiques que l’on corrige sont une parfaite illustration de ce qui précède. De bonne fois et sans réfléchir, on rechante « comme il faut » la mélodie chantée de travers. « De travers » ? Non, librement, c’est comme ça qu’il faut l’entendre. Après tout, il ne viendrait à personne l’idée de dire à un enfant que son dessin de panthère ou de pâquerette n’est pas ressemblant ? (2)
Pour finir, je voudrais répondre à l’objection que l’on fait souvent à cette façon d’envisager les choses. Si les enfants, dit-on, déforment les mélodies, dessinent mal ce qu’ils prétendent représenter, etc… c’est simplement parce qu’ils n’y arrivent pas. Ils n’ont pas du tout l’intention de faire des variations personnelles, mais ils ne se rendent simplement pas compte de la maladresse de leur production. C’est bien là un raisonnement d’adulte usant de catégories bien raisonnables et parfaitement inappropriées.
Comme celle de liberté et d’expression personnelle, les notions de fidélité au modèle, de bien faire, mal faire (en matière de chanson, de dessin, etc.) seront longues à se préciser. C’est très abstrait pour les jeunes enfants. Tout à vrai dire est joyeusement mélangé dans leur vie : le plaisir de faire, d’inventer, les sensations et les émotions qui se bousculent, l’encombrant désir des adultes de les voir faire ceci ou cela … Dans cet embrouillamini à nous d’ouvrir des portes, de proposer des chemins en privilégiant ceux qui mènent à une libre expression de soi sans trop nous préoccuper de savoir ce que les enfants peuvent, pourraient, doivent ou devraient faire.

GRAND PERE

Post-scriptum :
Qu’on peut ne pas lire si effectivement le temps manque pour une lecture intégrale.

Pour ne pas contredire mon propos en étant aussi rigide que les redresseurs de mélodie que j’ai fustigés dans cette chronique, je me dois de préciser les quelques circonstances pour lesquelles il faut chanter une mélodie et pas une autre.
En premier lieu la pratique du chant en groupe, chorale ou spectacle musical, demande un minimum de discipline mélodique, sinon c’est la cacophonie assurée.
Par ailleurs, l’aptitude à reproduire une mélodie avec précision est précieuse pour le musicien, aussi dans le cadre d’une formation musicale :  il faut s’assurer que l’élève développe cette capacité de mémorisation tout autant que celle d’improviser.
Enfin, il ne faudrait pas, sous prétexte de liberté, abdiquer tout jugement d’esthétique musical. Toutes les variations mélodiques ne se valent pas et dans certains cas il peut être légitime de faire valoir une mélodie originale quand elle est nettement défigurée. Typiquement, quand elle est réduite à deux ou trois notes lourdement scandées ou, plus rare, quand par l’adjonction de notes étrangères au mode elle devient incompréhensible. Certains errements rythmiques également méritent d’être rectifiés quand par exemple ils interdisent toute possibilité de chanter et jouer avec d’autres.

(1) : Veuillez excuser cet exemple personnel, mais rien ne me remplit plus de joie que ceux qui me soutiennent mordicus que « La chanson de l’écho » et « La ronde des musiciens » sont des traditionnelles – d’ailleurs généreusement transformées par la transmission orale, surtout la première.
(2) : Quoiqu’il me semble avoir déjà croisé des hystériques de l’orthodoxie qui en seraient bien capable.